L'homme qui rêvait d'avoir une fille

 

Assez grand, mince, la quarantaine, Ahmed entre dans le petit local qui sert de parloir avec un sourire jusqu’aux oreilles et un « bonjour » dans un français impeccable. La poignée de main est chaleureuse, puis à la façon des musulmans, il pose la main sur son cœur. Son envie de nous voir, c’est « pour que le temps paraisse moins long », parce que « c’est interminable, les journées. On n’a pas le droit aux journaux, pas le droit aux magazines, pas le droit à la radio. La télé, oui, mais je n’ai pas envie de la regarder pendant des heures… ». Alors, il est heureux de nous voir, de prendre grâce à nous, un petit bol d’air du dehors.

Au Centre de Rétention Administrative de Palaiseau, il y a une petite cour où les retenus peuvent aller, sous la surveillance d’un policier bien sûr. Depuis 1998, les prisonniers ont le droit à une heure à l’air libre par jour. Certes, Ahmed, comme les vingt-cinq personnes présentes au CRA en ce moment, ne sont pas des détenus… juste des retenus…  Mais il n’est pas rare que ceux qui ont fait un tour par la case « prison », Ahmed le premier, fassent le parallèle entre ces deux situations d’enfermement. Et certains le disent : ils étaient parfois mieux traités en prison (un comble, si l’on prend le temps d’y réfléchir un instant !)… Au Centre de Rétention, une autre manière de prendre l’air (si l’on exclut, évidemment, cette « drôle » de façon de sortir quand, sous bonne escorte, ils se présentent au juge des libertés et de la détention à Evry ou au juge du Tribunal Administratif de Versailles), c’est d’ouvrir la fenêtre. Mais pour cela, ils doivent à chaque fois demander l’autorisation et c’est un policier qui vient le leur faire. Cela, pendant les 45 jours qu’ils risquent de passer là…

 

Le bol d’air d’une visite, donc, ne serait-ce que quelques minutes, lui permet de quitter un moment la chaleur étouffante qui règne au 1er étage, celui des chambres et qu’il a du mal à supporter. Moi qui préfère avoir froid que chaud, comme je le comprends ! Par beau temps, c’est pire. Le soleil cogne contre une grande baie vitrée qu’on ne peut pas ouvrir, l’atmosphère est vite irrespirable. Surtout comme quand Ahmed, deux jours plus tard, on a de la fièvre et que la chaleur du lieu ajoute à sa température intérieure.

-       « Heureusement qu’il y a la douche et qu’on peut en prendre quand on veut. Quand on a trop de fièvre et qu’on n’a pas assez de médicaments, ça fait du bien. ».

 

Pas envie de parler du médecin

 

On en profite pour lui demander s’il a vu l’infirmière, le médecin. La question était « s’il avait pu voir, s’il le souhaitait… », mais il la prend plus inquisitrice qu’elle ne l’était. Une ombre passe sur son visage. Ses deux bras marqués chacun d’une dizaine de cicatrices pas si anciennes que ça, comme des entailles de lames de rasoir, doivent se rappeler à son mauvais souvenir. Ne pas insister, surtout… Nous sommes là pour le soutenir, pas pour le mettre mal à l’aise. Toutes nos autres questions, il les acceptera, mais pas celle-là.

-  « Je suis arrivé il y a dix ans et demi en France. Je suis Irakien. Je viens d’un petit village où je vivais avec mes parents, mes six grandes sœurs et mes deux frères ».

Il sourit… « Mon père commençait à être désespéré de n’avoir que des filles. Six, vous imaginez ! Il avait peur que son nom ne se transmette pas. Quand mon frère est né, en 1967, ça a été un grand jour pour lui, une grande fête ! Alors, il l’a gâté, son premier fils, incroyable. Tout ce que veut mon frère, mon père le lui achète ! On est une famille pauvre, mais ce n’est pas grave. Pour lui, mon père trouve toujours de l’argent. Je suis né deux ans plus tard, il était content, mais ce n’était pas pareil… puis mon petit frère ».

Une nouvelle ombre passe sur son visage.

-       « Ils sont tous restés au village, je n’ai plus aucun contact avec eux. Depuis plus de dix ans ».

-       « Et ça vous rend triste ? »

-       « Bien sûr......... Oui, bien sûr », dit-il presqu’en chuchotant pour ne pas que sa voix dérape.

Son regard est parti loin tout à coup... très loin. Il revient sur la France, comme pour éviter de parler trop longtemps de sa famille. Pourquoi, comment est-il venu ici, il ne le dit pas, et nous ne poserons pas la question. « Un jour, quand je serai sorti d’ici, je te raconterai mon histoire, la vraie. Il y en a à dire… Des choses terriblement dures dont j’aimerais témoigner. Très dures, ah oui, vraiment. Des choses que je ne peux pas oublier. Même un psy ne peut pas me les faire passer, elles sont toujours là et ressurgissent parfois, comme ça, à cause d’une image à la télé, d’une phraseJe te raconterai mon histoire, la vraie, mais sans dire les noms, juste les prénoms. Pour ne pas mettre des gens en danger.». Malgré la gravité de ce qu’il est en train de dire, il a les yeux qui pétillent à l’idée de « quand il sera sorti d’ici », autant que les bulles du champagne qu’il aimerait partager avec nous si cela se fait.

-       « J’habite au Mans. J’y ai fait plein de petits boulots. Quand on cherche du travail, on en trouve. Aucun problème. Je me suis toujours débrouillé. J’ai fait des déménagements, de la peinture,… J’ai même travaillé dans un hôpital… et même avec des policiers. Là, en ce moment, je travaille dans la restauration, je prépare les plats. Et j’aime ça.

J’ai des projets pour après. Un ami veut vendre son petit restaurant. Il me le propose pour 120.000 euros. Il suffit que j’arrive à mettre 10 ou 15.000 euros de côté et ensuite, je trouverai bien un banquier qui me fera crédit pour le reste. Le restaurant est bien placé, il y a du passage. Pour l’instant, il fait juste du grec, mais moi, je réfléchis à faire différemment. Il y en a plein, des grecs, de tous les côtés, beaucoup trop. A force, les gens vont se lasser. Alors, je proposerai autre chose. Un menu complet pour 8 euros, avec une viande, des frites, de la salade, un petit dessert et une boisson. J’ai fait mes calculs, ça me coûterait 4 euros. Je n’ai pas pour but de faire des bénéfices et des bénéfices. Dans ma religion, c’est un péché d’entasser son argent. Alors, si ça marche bien, peut-être pas tous les week-ends, mais un week-end sur deux, je ferai un grand couscous, pour 50 ou 100 personnes, et ce sera gratuit. Oui, gratuit. S’enrichir, ce n’est pas juste ce qu’on  gagne ici. Il y a les gestes qu’on fait pour après, quand on sera jugés. Et c’est important de pouvoir aider ceux qui n’ont pas assez à manger si on peut.»

 

Dès que je serai dehors, j’épouserai mon amie

 

Des projets, il en a d’autres, des non professionnels cette fois-ci. Aussitôt dehors, il va se marier. – « Et ce ne sera pas un mariage blanc. Se marier est trop important, il y en a qui trichent avec ça, ils font ce qu’ils veulent, mais moi non. Il faut que ce soit avec quelqu’un que j’aime. Ça fait cinq ans que je connais mon amie. Je veux l’épouser et lui faire un enfant. Une fille ou un garçon, ça m’est égal. Un enfant, fille ou garçon, c’est un cadeau. Ah, remarquez… si… je préfèrerais une fille. Comme ça, quand elle sera grande, je la donnerai à un sans-papier, et il y en a au moins un qui sera sauvé. » Dans le silence qui suit, on entend ses pensées brutalement ramenées à son présent.

-                     « J’ai fait 32 mois de prison. Imaginez… 32 mois. Ça voudrait dire, si j’étais entré en prison quand ma femme était tombée enceinte, que je n’aurais vu mon enfant que quand il aurait eu presque deux ans ! Ce qui est terrible en prison, c’est que si on ne savait pas comment faire en entrant, on n’a plus aucun problème pour trouver de la cocaïne, des armes,… Tout le monde est mélangé, alors, forcément… J’en suis sorti le 19 octobre, avec une ITF (Interdiction de Territoire Français) de 2 ans. Je suis resté un mois sans sortir de chez moi. Et puis, je ne pouvais pas tout le temps rester enfermé, je suis allé faire un tour dans un grand magasin de vêtements du Mans. Au moment où j’allais repartir, j’ai vu une femme qui volait quelque chose. Mais elle, a pu ressortir sans problème, c’est moi que le vigile a contrôlé. Je n’avais pas de papiers, bien sûr, alors il a appelé son patron. Ils ont voulu me tenir, je me suis débattu. Je savais ce que je risquais si je me faisais arrêter. Le vigile est tombé, il a cogné la tête par terre. La police est venue, mais ils n’ont rien trouvé sur moi, comment pouvais-je être un voleur, alors ?

Ils m’ont emmené à Rennes où j’ai vu le juge des libertés et des droits, il m’a donné 20 jours. Je n’avais aucun papier sur moi, RIEN. Rien du tout. J’ai dit que j’étais irakien. Quand j’ai vu quelqu’un de l’Ambassade, il m’a posé une question bête, très bête. « Quel est le nom de l’école de mon village ? ». C’était bête parce que je ne suis jamais allé à l’école, alors, comment j’aurais pu savoir son nom. Je ne savais pas lire et écrire en arrivant en France. Je ne parlais pas français non plus. J’ai appris ici. Je ne peux pas aller à l’école, sans papiers, mais il y a une dame qui vient chez moi et qui me donne des cours. J’arrive à écrire un peu mais je fais beaucoup de fautes d’orthographes. C’est pour ça que quand je vous ai envoyé le sms, je l’ai dicté à un autre retenu.

Puisque je ne savais pas dire le nom de l’école, l’Ambassade a dit que je n’étais pas irakien. On m’a emmené au Consulat d’Algérie, qui a déjà renvoyé un papier disant que je ne suis pas Algérien. Puis au Consulat de Tunisie, qui n’a pas encore répondu. Le 30 décembre, j’ai revu le juge et j’ai repris 20 jours. Et on m’a transféré ici, à Palaiseau. J’attends la réponse de la Tunisie. Mon dernier jour est le vendredi de la semaine prochaine. ».

 

Une fois dehors, j’aurai assez faim pour manger un mouton entier !

 

Il a confiance, Ahmed… En tout cas, il fait celui qui garde confiance en l’avenir : il est Irakien, il n’y a aucune raison que la Tunisie le reconnaisse comme un des siens. Partant de là, il a juste à attendre que le temps passe jusqu’à ce 20 janvier où il pourra retrouver sa future femme et… manger un mouton entier ! C’est ce qu’il me dit, dans un grand sourire joyeux, malgré la fièvre qui, ce jour-là, l’a amené fatigué et amaigri au parloir. En trois jours, ses joues se sont creusées de façon impressionnante. Il faut dire qu’il ne mange pas ou presque.

Ahmed nous parle de ses compagnons d’infortune. Ils sont à peu près vingt-cinq. De différentes nationalités, mais Ali nous parle de cinq ou six Tunisiens. Et aussi de ce retenu qui a fait une crise d’épilepsie le soir où il arrivait de Rennes.

«  Le « renoi » a commencé à faire sa crise. Il fallait lui mettre quelque chose entre les dents. Normalement, il faut mettre son briquet. Mais ils sont interdits au Centre (nous dit-il en sortant, tout fier, un briquet de da poche), alors, il ne restait plus que le portable. Le « renoi » n’était vraiment pas bien. J’ai appelé les surveillants, qui m’ont dit… de ne pas me mêler de ce qui ne me regardait pas. J’ai été obligé de le laisser comme ça, à terre. Je ne crois pas qu’ils aient appelé les pompiers ou le médecin. Le lendemain, je n’ai pas pu savoir si le renoi allait mieux, il n’était plus là. Emmené à l’aurore. Expulsé. Sans doute le stress qui lui avait fait faire sa crise. Les policiers, c’est comme tout le monde, il y en a des « bien » et il y en a des « pas bien », précise-t-il, refusant de faire une généralité de ceux qui n’ont pas porté secours au « renoi ».

-                     « C’est peut-être parce que je ne peux pas m’empêcher de me préoccuper des autres que je ne suis pas resté à Rennes.

Ici, on est à 400 km de chez moi, comment voulez-vous que mon amie vienne me voir. Elle voulait venir, c’est moi qui n’ai pas voulu. Elle va faire quoi ? 400 km, me voir une demi-heure et repartir pour 400 km dans l’autre sens ? Mais on est en contact, bien sûr. Tous les matins et tous les soirs, on se téléphone. C’est elle qui me permet de tenir aussi. ».

-                     « Une fois que je serai sorti ? Eh bien, il faudra que je me débrouille. Bien sûr qu’ils ne me ramèneront pas au Mans. Je rentrerai en train. J’ai un peu de sous, heureusement. ».

Dimanche 22 janvier… Ahmed m’appelle… Il est au Mans. Il est chez lui. Là où il vit depuis dix ans, là où la femme avec laquelle il veut se marier et avoir un enfant l’attend. Là où il a un travail. J’entends une joie brute et profonde dans sa voix… je repense à tous ces projets dont il nous a parlé, des étoiles dans les yeux… Prends garde à toi, Ahmed…

 

Martine D