Elles s’appellent Léna, Clarisse, Esther, Delphine, semaine après semaine, elles vont au Centre de Rétention de Palaiseau à la rencontre des retenus, des hommes qui sont sans-papiers, qui sont clandestins, des hommes dont on a volé le destin.

Ils s’appellent Ibrahim, Youssouf, Karim, Boubou, Kaspar. A chaque visite, ils leur racontent leur fuite d’un pays sans espoir, leur traque, leur arrivée en France.  Enfin !

Là, dans la patrie des droits de l’homme ils vont reprendre pied, prendre leur destin en main.

C’est sans compter sur la France du repli sur soi, celle qui vient de perdre son triple A, la France des déficits, de la dette publique, cette France là, elle se protège, elle ferme les bras, elle ne bouge pas, elle ne peut accueillir, ni héberger le monde entier, ni délivrer des papiers, il ne manquerait plus que ça !

Elles s’appellent Léna, Clarisse, Esther, Delphine, semaine après semaine, elles  écoutent Ibrahim, Youssouf, Boubou, Kaspar qui  leur racontent la lueur d’espoir quand ils travaillent au noir, un peu d’argent pour payer le loyer et faire les papiers, bientôt ils ne seront plus clandestins, ils pourront renouer des liens, chacun avec les siens. La France va lever un petit doigt et ils le prendront, ils le mériteront, ils s’accrocheront.

C’est sans compter sur la France qui se lève tôt, mais ne se réveille pas, refuse d’ouvrir les yeux, ne voit pas qui nettoie ses rues, ses bureaux, qui construit ses hôpitaux, ses écoles, ses maisons. La France qui se bouche les oreilles devant le bruit de la benne à ordures et du marteau piqueur, qui accélère le pas devant un SDF,  et qui tourne la tête quand elle croise un bébé endormi dans les bras d’une femme qui mendie, cette France-là ne lève pas le petit doigt.

Elles s’appellent Léna, Clarisse, Esther, Delphine, semaine après semaine elles recueillent les récits d’Ibrahim, Youssouf, Karim, Boubou, Kaspar, ils leur racontent, que quand ils se sont fait arrêter  ils ont compris que sans-papiers, ils n’ont plus d’identité, ils viennent de nulle part,  alors pourquoi pas jouer le tout pour le tout, brouiller  les pistes,  changer de nom, changer d’origine pourquoi ne pas  choisir alors une terre plus meurtrie, plus ensanglantée que la leur, une terre de conflit qui indigne la France des esprits beaux –parleurs,  là peut-être ils auront une chance.

C’est sans compter sur la France qui d’un coup se réveille, s’agite et ne rechigne pas  à la besogne, elle ne mégote pas sur les moyens, et soudain devient la déesse Shiva aux mille bras, elle délibère, elle légifère, elle décrète, elle arrête, elle juge, elle condamne, elle enferme, elle expulse, elle baillonne, elle ligote, elle scotche, elle escorte, elle débarque sans un mot ,sans un regard, elle ne sait pas qui , elle ne sait pas où, mais elle a fait son boulot.

Elles s’appellent Léna, Clarisse, Esther, Delphine, semaine après  semaine elles accompagnent Ibrahim, Youssouf, Karim, Boubou, Kaspar ils leur disent que quand ils n’ont plus rien à perdre ils tracent sur leur corps les cris qu’on n’entend pas, l’écrit qu’on ne lit pas, ils versent leur sang sur le sol de la France qui le boira et alors peut-être qu’enfin elle  les reconnaîtra et accueillera leur destin. Enfin.

Mais c’est sans compter sur la France aux mille bras qui va  masquer, cacher ces traces, et qui sans relâche,  les traîne de consulat en consulat, fouille pour effacer leurs traces de sang sur le sol et pouvoir dire tout haut, ils ne sont pas d’ici, renvoyons-les ailleurs.

Elles s’appellent Léna, Clarisse, Esther, Delphine, inlassablement semaine après semaine elles veillent pour que la France, n’oublie pas et n’efface pas les traces de ces hommes.

Elisabeth