Autres temps, autres mœurs

 

Le réveil sonne à 5H. Il se lève sans bruit, s’habille vite. En juillet le jour commence à poindre et il n’a pas besoin d’allumer pour faire tous les gestes qu’il répète été comme hiver mécaniquement. Un coup d’eau vite fait sur le visage. Par la fenêtre, il voit qu’il n’a toujours pas plu cette nuit. Pourtant il fait lourd depuis plusieurs jours, un orage aurait bien rafraichi l’atmosphère. Cela aurait été moins fatiguant sur le chantier en plein cagnard ; il aperçoit quelques nuages à l’horizon,  ça va quand même péter dans la journée.

De toute façon, rien ne sert de s’interroger maintenant, il sera toujours temps pour le contremaître, d’annuler la journée s’il se met à pleuvoir.  Le bistro du coin est fermé. Peut-être aura-t-il le temps de prendre un petit noir avant d’arriver sur le chantier à Paris. Il enfourche son vélo et se dépêche d’aller prendre son train à Palaiseau. Il y a nettement moins de contrôle qu’à Massy-Palaiseau. Hier encore, un cordon de policiers  barrait la passerelle, contrôlant aléatoirement les passants selon des critères  trop évidents. Bien qu’alors, il ne les sent plus sous lui, ses jambes avaient tenu bon, et il était passé sans encombre.  La peur demeure.  Non, hier,  il n’a pas été repéré.  En revanche il avait vu deux hommes, certainement  des étrangers comme lui, se faire embarquer.  Il en a encore l’estomac noué. Pourquoi eux et pas lui. Aussi  il préfère effectuer ce détour par Palaiseau. Dans le wagon,  à moitié plein, la plupart des passagers  somnolent. Tant mieux, cela va lui éviter de fantasmer sur les regards un peu lourds de certains. Il va éviter la  gare du Nord, trop de contrôles au faciès depuis quelques temps. Avant de descendre à Châtelet, il tente de visualiser l’ensemble du quai et l’escalier. Pas la peine d’aller au-devant de problèmes. C’est bon. Il rejoint  le métro. Là-aussi, les gens finissent leur nuit. Il aperçoit à quelques mètres un gars qui a certainement les mêmes problèmes que lui. Leurs regards se croisent, puis s’évitent consciencieusement. Quand il sort de la bouche de métro, le ciel  noir, électrique plombe l’arrondissement. Il arrive sur le chantier pile à l’heure, pour lui le plus dur est presque fait. Les risques auxquels il s’expose dans les transports, l’épuisent nerveusement. Il y a de plus en plus d’arrestations, de contrôles. Le travail très physique du bâtiment lui paraît facile à côté. Lui  qui  dans son pays était expert  en logistique, il a eu du mal au début à supporter les journées de chantier, mais il faut bien vivre et pouvoir envoyer de l’argent à la famille restée là-bas. Personne ne lui a dit qu’après ces quelques années de vie  passées ici sans papier, il ressemble maintenant plus à son père qu’à l’homme encore jeune qui correspond à son état civil. L’orage éclate. Impossible de travailler. Quand le contremaître arrive, c’était couru d’avance vu les trombes d’eau qui s’écrasent sur tout,  il annule la journée de toute l’équipe. Pour le transport, il y est de sa poche. Mais c’est comme ça. Il remonte vers le métro, dans ses pensées. Il y a un bistro juste à l’entrée. Maintenant il a le temps de se boire un petit jus.

« Et vous là-bas, vos papiers ! »

Il y a soixante-dix ans il se serait appelé Robert, Daniel ou Simon, seule importait alors l’étoile cousue à même son veston et il aurait disparu dans la nuit et le brouillard. Cet été, il s’appelait Ibrahima, Onyeka ou Tarek et il a soit été libéré au bout de trente jours d’angoisse faute de laissez-passer, soit renvoyé contre son gré dans son pays d’origine avec pour certain Sri Lankais ou Bengalis, la certitude de courir des dangers extrêmes. Autres temps, autres mœurs ?

A quelle époque sommes-nous ?

 

Claude, le 16 juillet 2011, date commémorative de la rafle du Vel d' hiv.